Alain Supiot, juriste, nous présente l'objet d'étude visé par la chaire qu'il occupe au Collège de France.
A mi-chemin entre le droit social et la théorie du droit, il s'interroge sur l'état de santé de l’État social au sein du processus de la mondialisation.
Car ce souverain débonnaire, tolérant la contestation et répondant du bien-être de ses sujets, semble aujourd’hui frappé de misère. Quel est son avenir ?
Le mouvement de globalisation économique s’accompagne d’un processus de déterritorialisation des lois. Mais l’indifférenciation des lieux n’apparaît pas plus viable que l’ancien système strictement interétatique. Il faudra pourtant retrouver le sens de la mesure et des limites pour rester dans un monde vivable.
Le sentiment de "malaise dans la civilisation" n’est pas nouveau, mais il a retrouvé aujourd’hui en Europe une intensité sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.
La saturation de l’espace public par des discours économiques et identitaires est le symptôme d’une crise dont les causes profondes sont institutionnelles. La Loi, la démocratie, l’État, et tous les cadres juridiques auxquels nous continuons de nous référer, sont bousculés par la résurgence du vieux rêve occidental d’une harmonie fondée sur le calcul.
Réactivé d’abord par le taylorisme et la planification soviétique, ce projet scientiste prend aujourd’hui la forme d’une gouvernance par les nombres, qui se déploie sous l’égide de la "globalisation". La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes inhérentes à son bon fonctionnement.
Prospère sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes. Porté par la révolution numérique, ce nouvel imaginaire institutionnel est celui d’une société où la loi cède la place au programme et la réglementation à la régulation.
Mais dès lors que leur sécurité n’est pas garantie par une loi s’appliquant également à tous, les hommes n’ont plus d’autre issue que de faire allégeance à plus fort qu’eux. Radicalisant l’aspiration à un pouvoir impersonnel, qui caractérisait déjà l’affirmation du règne de la loi, la gouvernance par les nombres donne ainsi paradoxalement le jour à un monde dominé par les liens d’allégeance.
L'histoire juridique de l'édification de l'Etat social donne une idée de sa grandeur. Mais ce souverain débonnaire, tolérant la contestation et répondant du bien-être de ses sujets, semble aujourd'hui frappé de misère. Exposé par l'ouverture de ses frontières commerciales à des risques financiers systémiques, il voit ses ressources s'effriter et ses charges augmenter.
D'inquiétants docteurs se pressent à son chevet. Certains lui prescrivent saignée sur saignée, tandis que d'autres dressent déjà son acte de décès.
Plutôt que de cette médecine létale, c'est d'un diagnostic précis de l'Etat social dont nous avons besoin.
"Quand dans une cité la loi est assujettie et sans force, je vois sa perte toute proche. Mais où elle règne sur les chefs et où les chefs se font les esclaves des lois, c'est le salut que je vois arriver là et avec lui tous les biens que les Dieux accordent aux cités"
À partir de cette citation introductive empruntée à Platon, Alain Supiot, professeur au Collège de France, revient sur le règne de la loi dans nos sociétés à travers les siècles. De la Grèce antique à aujourd'hui, il nous présente un certain idéal où seule la loi gouverne.
Alain Supiot, professeur au Collège de France, nous propose une réflexion sur la notion de mutualisation en explicitant ses deux sens différents : un sens juridique qui désigne des opérations de solidarité, d'organisation de solidarité civile à but non lucratif et un sens économique et financier qui regroupe toutes les techniques de gestion des risques.
Ces deux domaines tendraient aujourd'hui à se combiner, de telle sorte que l'on penserait pouvoir se passer de solidarité, notion tierce mais indispensable au bon fonctionnement des deux sphères. Chacune de ces techniques, avec leur légitimité propre, devraient pourtant continuer à être distinguées.
Une conférence organisée par l'Université Cadi Ayyad.
Le projet de loi El Khomri est dans la ligne d'un long processus de détricotage du code du travail : réduction du coût, du statut, des charges. Les crises provoquées par le capital passent aux oubliettes. Le travail va à la dérive, porté par la pensée unique que tout capital est ressource et le travail un coût.
Dès lors, c'est le chômage qui devient trop lourd à gérer : il faut réduire son coût, développer l'interim, les étrangers "détachés", les sans-papiers, les contrats "zér0 heure".
Regardons au-delà de nos frontières : nous constatons que le phénomène est mondial. Et théorisé : l'entreprise n'est que l'agent du capital, la fameuse "théorie de l'agence".
Nous sommes face à une véritable crise de civilisation. Sur le lieu de travail se détruit une matrice puissante de démocratie et de justice sociale qu'il s'agit de reconstruire.
L'évolution de notre économie-monde tend toujours plus à mettre les systèmes sociaux en concurrence comme de vulgaires marchandises.
Alain Supiot et Jean-Claude Guillebaud s'interrogent sur les origines et la dynamique d'un tel changement, en proposant quelques idées de réformes institutionnelles qui nous permettraient à nouveau de garantir une certaine justice sociale.